Belfast, la ville des murs-frontières entre voisins
par Zoé Barry et Josselyn Guillarmou
Ici, les maisons en brique rosée sont séparées par des amas de béton, de grilles et de tôle. Les voisins ne se croisent pas ou peu. Parfois, des projectiles volent au-dessus des clôtures et atterrissent dans les jardins. Cela rappelle aux habitants de Belfast l’existence de frontières endormies prêtes à s’embraser à tout moment. Comme s’ils vivaient sur les failles d’un affrontement (inter)national transposé à l’échelle de la ville nord-irlandaise. Particulièrement violent à la fin des années 1960, ce conflit politique, territorial, social, ethnique et confessionnel a opposé les communautés catholiques rejetant la présence britannique en Irlande du Nord et celles protestantes revendiquant leur rattachement au Royaume-Uni. Près de cinquante ans après la construction des premiers « murs de la paix » le long de Cupar Way, entre les quartiers de Shankill et de Falls Road, les barrières ont continué à s’ériger partout et de manière désorganisée. La ségrégation s’est normalisée et Belfast n’a rapidement plus su faire sans ses murs.
L’histoire des peacelines n’est pas récente et s’inscrit dans un contexte politique brutal et conflictuel depuis plusieurs siècles. Reposant sur la question de la partition/inclusion de l’Irlande du Nord au Royaume-Uni, le différend oppose républicains et nationalistes qui sont favorables à la réunification de l’Irlande, aux unionistes et loyalistes qui souhaitent rester attachés au Royaume-Uni. D’autant que les premiers sont majoritairement catholiques et les seconds majoritairement protestants. Ces différences confessionnelles, identitaires et politiques alimentent alors une haine mutuelle, notamment aux zones d’interface entre les deux communautés.
Alertes à la bombe, checkpoints, attentats, assassinats… Le conflit prend une tournure plus meurtrière durant l’été 1969, aux prémisses des Troubles. Cette année là, des groupes paramilitaires érigent des barricades dans la ville de Belfast. Des émeutes éclatent dans plusieurs villes. Face à ces soulèvements qui ont pu être qualifiés de « guérilla » ou de « guerre civile », l’armée britannique est déployée et le premier mur est construit début septembre sous l’impulsion de l’officier Ian Freeland. D’initiative militaire, publique ou privée, les barricades des Troubles ont été transformées en murs frontaliers pouvant atteindre jusqu’à six mètres de haut.
Leur raison d’être officielle : séparer les lieux de vie entre les deux communautés et ainsi limiter rapidement les violences urbaines. Sauf que les constructions qui devaient servir temporairement au maintien de l’ordre n’ont jamais été détruites. Les barrières sont restées, ont été rehaussées et se sont même multipliées, notamment après la signature de l’accord de paix du Vendredi saint en 1998. Si l’on en comptait une quinzaine dans les années 1990, désormais, près de 100 murs défigurent la ville, selon le Belfast Interface Project. Discontinus et hétérogènes selon les quartiers, ces murs érigés à Belfast, Derry-Londonderry, Portadown et Lurgan, sont devenus un outil presque systématique de règlement du conflit. Et ce malgré leur relative efficacité : les violences ne se sont pas arrêtées après leur construction et près de 3500 personnes sont mortes des Troubles entre 1969 et 1998.
Aujourd’hui, Belfast reste une ville morcelée et clôturée, marquée par une forte ségrégation spatiale, communautaire et économique. Son organisation urbaine violente a pérennisé les tensions entre les communautés, nourrissant le sectarisme notamment auprès des jeunes générations. Et alors que les frontières continuent de se creuser entre voisins, les habitants de Belfast peinent encore à se projeter en 2023, date à laquelle le gouvernement nord-irlandais s’est engagé à faire tomber tous les murs de la paix.
Lignes de paix, murs de haine
par Zoé Barry et Josselyn Guillarmou
Chaque année, Belfast prend feu dans la nuit du 11 au 12 juillet. On peut voir depuis les hauteurs de la ville des colonnes de flammes et de fumée s’élever d’une quarantaine de points chauds. L’odeur du caoutchouc brûlé pique la gorge. Dans une sorte de frénésie festive, les communautés protestantes se retrouvent autour des bonfires, tours de Babel constituées de palettes en bois et de pneus, pour commémorer la victoire de Guillaume III d’Orange sur le roi catholique Jacques II en 1690. Dans les brasiers, certains ont disposé des drapeaux irlandais, des symboles catholiques, des posters à l’effigie de représentants politiques ou de personnalités républicaines et nationalistes. Fête pour les uns, manifestation de haine pour les autres, les feux de joie témoignent de l’extrême polarisation de la société nord-irlandaise. Et alors que le gouvernement s’est engagé à détruire les murs qui divisent quartiers protestants et catholiques d’ici 2023, une résistance au dialogue se perpétue aux interfaces où les communautés les plus défavorisées craignent pour leur sécurité et partagent le sentiment de perdre au change.
Aujourd’hui intégrés dans le paysage urbain, les murs de Belfast procurent, malgré la paix relativement bien installée, un sentiment de stabilité et de sécurité dans des quartiers historiquement violents. Mais l’enjeu des murs est également économique et démographique. Divisant des communautés pauvres et défavorisées, les murs ont empêché un mélange des classes sociales et ont pérennisé une forme de stabilité confessionnelle, chère notamment à la population protestante déclinante.
Les murs ne sont toutefois pas que l’affaire d’une génération. La jeunesse de Belfast est ainsi particulièrement marquée par le conflit qui a d’abord traumatisé ses parents et ses grands-parents à la fin des années 1960. Les plus jeunes, nés dans les années 2000, n’ont connu qu’une ville morcelée et où l’on ne se mélange pas. Ceux ayant grandi aux interfaces ont même souvent développé une forte identité communautaire et résidentielle. En outre, le système éducatif presque exclusivement confessionnel (seuls 6% des élèves nord-irlandais fréquentent une école mixte) reproduit un sentiment d’appartenance à sa communauté et de rejet de celle de son voisin.
Plusieurs scènes de violences dirigées à l’encontre d’établissements scolaires ont légitimé la construction d’enceintes fortifiées et ont produit des récits qui justifient la séparation historique. Ce fut le cas en 2001, alors que l’école catholique pour filles de Holy Cross située dans le quartier d’Ardoyne a fait l’objet d’attaques répétées. Les images de l’époque montrent des familles agressées et escortées par la police antiémeute. Bercée par ces représentations, la jeunesse de Belfast a intériorisé les peurs familiales et communautaires, au point de ne plus savoir faire autrement qu’ériger des murs pour espérer la paix.
En 2013, quinze ans après l’accord de paix du Vendredi saint, le gouvernement nord-irlandais s’est engagé à détruire d’ici 2023 l’ensemble des murs communautaires. Pour autant, si la plupart des partis politiques sont en faveur du processus de paix, cet engagement est loin de faire l’unanimité au sein des quartiers barricadés. Selon une étude de l’Université d’Ulster réalisée en 2015, près d’un tiers des Nord-Irlandais ayant un mur de paix près de chez eux voudrait que les choses restent telles quelles. Si les autres souhaitent que le mur de leur quartier soit détruit immédiatement ou à un moment donné (49% des personnes interrogées), leur part diminue à l’approche de l’échéance de 2023 (ils étaient en effet 59% à le vouloir en 2012). Cette forme de résistance au changement exprime tant l’impression partagée que le mouvement de démolition des murs est imposé de l’extérieur que le fait que ces peacelines ont normalisé et entretenu le conflit nord-irlandais. Du moins, ils ont physiquement marqué la fin du dialogue entre les communautés et ont concrétisé une vision binaire du « nous » contre « eux ».
Cela n’empêche pas plusieurs organisations de se mobiliser pour l’apaisement des tensions entre communautés. Le Belfast Interface Project œuvre notamment depuis 1995 pour renforcer les liens entre les Nord-Irlandais, leurs actions ciblant notamment les jeunes prenant part aux rivalités communautaires et transgénérationnelles. D’autres initiatives cherchent à construire la paix dans l’espace urbain en ouvrant des peace gates, portes permettant de traverser les quartiers enclavés. C’est le cas depuis 2011 au parc municipal d’Alexandra, divisé en deux depuis le cessez-le-feu de 1994. Symboles d’ouverture et de transition, ces peace gates ouvertes quelques heures par jour rétablissent partiellement la liberté de circuler à travers les quartiers, témoignant d’un processus de paix fragile mais encourageant.
À Belfast, les autocars remplis de touristes s’arrêtent de plus en plus régulièrement aux abords des fresques murales qui racontent le passé mouvementé de la ville. Lieux de mémoire des Troubles, les peacelines ne sont toutefois pas que des attractions touristiques. Loin d’être obsolètes, elles continuent de séparer physiquement les communautés catholiques et protestantes d’Irlande du Nord. Et si un mouvement politique et associatif s’est engagé à les faire tomber, il faudra d’abord démolir les barrières psychologiques qui normalisent cette division et entravent le processus de transition vers la paix.
Bio
Zoé Barry et Josselyn Guillarmou sont deux jeunes chercheurs associés à l’équipe de recherche sur les frontières et les migrations de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQÀM). Dans le cadre de leurs recherches, ils se sont notamment rendus à la frontière américano-mexicaine ainsi que dans des centres d’accueil pour migrants. Ils travaillent également sur les murs frontaliers avec la professeure Elisabeth Vallet et collaborent avec de grands médias internationaux (The Washington Post, the Economist, Nouveau Projet, Radio-Canada…).
Bibliographie
- Ballif, Florine. « Les peacelines de Belfast, entre maintien de l’ordre et gestion urbaine », Cultures et Conflits, n° 73, Spring 2009, pp. 73-83. Online. https://journals.openedition.org/conflits/17533
- Belfast Interface Project. Interface Barriers, Peacelines and Defensive Architecture, 2017, 89 p. Online. https://www.belfastinterfaceproject.org/sites/default/files/publications/Interfaces%20PDF.pdf
- Byrne, Jonny et al. Public Attitudes to Peace Walls (2015): Survey Results, Ulster University, 2015, 38 p. Online. https://www.ulster.ac.uk/__data/assets/pdf_file/0015/224052/pws.pdf
- Di Cintio, Marcello. « La ville mutilée. Belfast », chap. dans Un monde enclavé. Voyages à l’ombre des murs, pp. 317-392, Montréal : Éditions Lux, 2017.
- Duncan, John. Bonfires, Exposition photographique à la Wolverhampton Art Gallery, 2008. Online. http://www.johnduncan.info/work/bonfir/bonfir00.html
- Favier, Gilles. Belfast, Paris : Éditions Clémentine de la Féronnière, 2018.
- McKittrick, David et McVea, David. Making Sense of the Troubles: A History of the Northern Ireland Conflict. London: Penguin, 2012, 416 p.
- O’Hagan, Sean. “Belfast, divided in the name of peace”, The Guardian, 22 janvier 2012. Online. https://www.theguardian.com/uk/2012/jan/22/peace-walls-troubles-belfast-feature
- Trouton, Lycia. The Linen Memorial. En ligne.
- U2. “Sunday Bloody Sunday”, War, Island Records, 1983. Online. https://www.youtube.com/watch?v=EM4vblG6BVQ