États-Unis et Mexique

La région frontalière américano-mexicaine, réceptacle des anxiétés du XXIe siècle

par Zoé Barry et Josselyn Guillarmou

Les piliers du mur qui divise les États-Unis et le Mexique ont rouillé. De loin, on pourrait même croire que le dispositif archaïque qui sépare des quartiers résidentiels texans, qui tranche le désert de Sonora et qui plonge dans l’océan Pacifique, a toujours été planté là. Et pourtant, cette frontière fermée n’est pas une évidence : longtemps contestée puis oubliée, la frontière américano-mexicaine est aujourd’hui en partie blindée et se redéfinit au gré d’événements charnières.

Disputés entre puissances coloniales et mouvements autonomistes, les tracés de la frontière méridionale des États-Unis se sont stabilisés à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. En 1848, le traité de paix de Guadalupe Hidalgo a mis fin à la guerre américano-mexicaine et a défini géographiquement une grande partie du territoire américain. Longue de 3200 kilomètres, la ligne-frontière part du golfe du Mexique à l’est, scinde en son centre le fleuve Rio Grande jusqu’à la ville d’El Paso au Texas, traverse des zones désertiques dans les États du Nouveau Mexique et de l’Arizona et coupe des régions plus densément peuplées situées entre Nogales et les côtes californiennes.

Dans ces espaces pourtant hétérogènes, les communautés transfrontalières sont fortement intégrées. Les cultures et les identités se rencontrent, se mélangent et les économies sont elles aussi interdépendantes. En moyenne ces deux dernières décennies, plus de 215 millions de personnes ont franchi cette frontière chaque année.

Longtemps isolés et à la marge, ces lieux de vie et d’échanges ont été redécouverts comme objets politiques à partir des années 1980-1990. Dans un contexte de mondialisation et d’ouverture économique, la frontière américano-mexicaine présente un intérêt sécuritaire nouveau. Elle est rapidement redéfinie comme un rempart face aux menaces perçues de la mobilité transfrontalière : trafic de drogue, immigration clandestine, terrorisme international et criminalité frontalière. Plusieurs mesures législatives et réglementaires restreignent l’immigration et renforcent la surveillance de la frontière sous la présidence de Bill Clinton. Des barrières frontalières faites de plaques en métal et de grillages sont également érigées dès 1990, dans la périphérie des villes d’El Paso, de Nogales et de San Diego.

Les attentats du 11 septembre 2001 produisent un contexte politique favorable à une diffusion plus globale du renforcement frontalier aux États-Unis. Avec la création du département de la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security) en 2002 et l’augmentation des moyens alloués aux agences responsables du contrôle frontalier, les régions frontalières se militarisent rapidement. Vidéosurveillance, senseurs, checkpoints… : des technologies, des techniques et des effectifs militaires sont déployés en réseau le long de la frontière ainsi qu’à l’intérieur du territoire américain. En 2006, la Secure Fence Act autorise la construction unilatérale de 1125 kilomètres de barrières frontalières. Sous l’impulsion du président Georges W. Bush, la loi est adoptée avec un soutien bipartisan par le Congrès américain. Son application s’étend sous la présidence de Barack Obama qui déclare en mai 2011 que « les constructions sont, pour l’essentiel, terminées ». Principalement érigées entre San Diego et El Paso ainsi que dans le sud du Texas, ces barrières fragmentées recouvrent aujourd’hui un peu plus du tiers de la frontière. Les matériaux utilisés varient : piliers en acier, béton, barbelés, grillage, digues et infrastructures souterraines.

L’élection de Donald Trump à la présidence américaine en 2016 a confirmé le caractère éminemment électoral et politique du mur. Tout en exploitant la polarisation de la société américaine sur la question frontalière, celui qui réunissait autour du slogan de campagne “Build that wall!” a imposé l’idée de la frontière murée comme outil incontournable face aux anxiétés du XXIe siècle. Avec le temps, la frontière entre les États-Unis et le Mexique s’enracine plus profondément sur le terrain et dans les consciences comme une évidence. Et ainsi, alors qu’il rouille, le mur enlise la situation frontalière et maintient dans son ombre toute alternative possible.

Une cage rouillée qui tue et qui exclut

par Zoé Barry et Josselyn Guillarmou

Chaque jour, au moins une personne meurt après avoir traversé la frontière entre les États-Unis et le Mexique en dehors des points d’entrée officiels. Ainsi, entre 1998 et 2017, 7216 corps ont été retrouvés du côté américain de la frontière selon l’agence responsable du contrôle frontalier intérieur (US Border Patrol). Ces chiffres n’incluent pas les personnes n’ayant jamais été retrouvées, ni celles qui meurent avant même d’avoir franchi la frontière. Car s’ils sont destinés à renvoyer une image de sécurité, les murs érigés entre les États-Unis et le Mexique tuent et excluent. En institutionnalisant une situation d’urgence permanente, les mesures d’exception normalisent la violence, légitiment l’arbitraire dans les espaces frontaliers et poussent les migrants à la clandestinité.

Objets d’architecture, de maçonnerie et de technologie numérique, les murs construits à la frontière américano-mexicaine n’ont cessé, depuis les années 1990, d’être surélevés et de se fortifier. Les bouts de tôle recyclés par l’armée américaine ont été remplacés par des piliers en acier atteignant jusqu’à six mètres de haut et les abords de la frontière sont désormais contrôlés par des drones.

Au milieu de villes, dans le désert ou le long du Rio Grande, la charge symbolique et visuelle de ces dispositifs est donc forte et ces constructions semblent suivre une logique assez simple : plus les barrières sont imposantes et spectaculaires, plus elles renvoient une image de protection à la population américaine. Le tout donne l’illusion de dissuader ceux cherchant à traverser la frontière sans autorisation. Sauf que cette mise en scène sécuritaire basée sur une rhétorique performative n’est pas anodine. Son coût est même très élevé pour les migrants, comme pour les communautés frontalières et leur écosystème.

En effet, bien que les mesures appliquées à la frontière américano-mexicaine misent sur une stratégie dite « de la dissuasion », elles poussent avant tout les individus à développer des comportements dangereux de contournement. En ce sens, cette stratégie ne fait que déplacer les routes migratoires, d’un secteur de surveillance à un autre. Alors qu’en 2000, le secteur de la vallée du Rio Grande au Texas représentait 8% des arrestations à la frontière méridionale, il est devenu un lieu de passage important et comptait pour plus de 45% de ces arrestations en 2017. Le secteur très surveillé de Tucson en Arizona a sans surprise connu une tendance inverse. En outre, nourrissant un marché clandestin pour différents acteurs (passeurs, trafiquants…), cette stratégie banalise les violations des droits des migrants et exploite les insécurités de ces derniers. Les femmes sont particulièrement exposées à la violence frontalière : agressions, viols et enlèvements rythment presque systématiquement leurs parcours migratoires.

On constate dès lors une pérennisation de l’installation des individus en situation d’irrégularité aux États-Unis. Ils seraient un peu plus de 11 millions, toutes nationalités confondues, à s’y être installés durablement. Les travailleurs saisonniers évitent quant à eux les allers-retours devenus trop risqués. Immobilisés et poussés à la vie clandestine, ils vivent dans la peur permanente du renvoi et font face à des problèmes d’exclusion des services publics, du système éducatif et des soins de santé.

En décalage avec les réalités frontalières, cette mise en scène sécuritaire est d’autant plus contestée localement qu’elle est imposée depuis des centres décisionnels éloignés. En ce sens, elle représente un affront pour les communautés frontalières qui subissent directement les coûts de la militarisation de leur lieu de vie. Plusieurs propriétaires ont été expropriés lors de la construction des barrières et les mouvements contestataires ont été réprimés. Cette reconfiguration des zones frontalières n’est pas non plus sans conséquence pour les écosystèmes transfrontaliers où disparaissent de nombreuses espèces animales et végétales.

La frontière blindée entre les États-Unis et le Mexique n’est donc pas qu’une image. Dans l’ombre des murs, l’insécurité est même devenue normale. Et peu à peu, la crise humanitaire est devenue politique, la violence et l’arbitraire ont été tolérés et les communautés frontalières marginalisées.

Bio

Zoé Barry et Josselyn Guillarmou sont deux jeunes chercheurs associés à l’équipe de recherche sur les frontières et les migrations de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQÀM). Dans le cadre de leurs recherches, ils se sont notamment rendus à la frontière américano-mexicaine ainsi que dans des centres d’accueil pour migrants. Ils travaillent également sur les murs frontaliers avec la professeure Elisabeth Vallet et collaborent avec de grands médias internationaux (The Washington Post, the Economist, Nouveau Projet, Radio-Canada…).

Bibliographie