Israël et Palestine

Les murs gris béton de la ligne verte, histoire d’une violence quotidienne

par Zoé Barry et Josselyn Guillarmou

Ce mur a vu des pierres voler en direction des militaires de Tsahal, l’armée de défense israélienne. Il a fait l’expérience des cartouches de gaz lacrymogène qui s’écrasent entre les oliviers et enfument les villes palestiniennes de Qalqilya et de Bethléem. Parfois, des balles réelles le traversent et il arrive que des roquettes perforent la ligne verte. Matérialisant la frontière entre Israël et la Cisjordanie, celle que l’on appelle aussi « ligne d’armistice de 1949 » ou « frontière de 1967 » a été tracée au crayon vert sur les cartes annexées aux accords mettant fin à la première guerre israélo-arabe. Sur le terrain, la frontière est plutôt gris clair, de la couleur des plaques en béton disposées autour de Jérusalem par l’État hébreu pour se protéger du terrorisme. D’autres la voient bariolée de fresques faisant le récit de l’implantation des colonies israéliennes et de l’occupation des territoires palestiniens. Symbole d’un affrontement territorial, politique, économique et religieux complexe, la barrière israélo-palestinienne en construction depuis 2002 reflète une histoire de la violence au Moyen-Orient et d’un processus de paix qui se heurte à un mur.

Lieu historique et culturel unique où se sont développées les religions monothéistes, les territoires de Palestine et d’Israël sont compris entre la mer Méditerranée, la mer Morte et le golfe d’Aqaba et sont entourés par le Liban, la Syrie, la Jordanie et l’Egypte. Si le mur a pris racine dans cette région singulière, il s’est d’abord construit sur le délitement d’un conflit local, régional et mondial qui fluctue depuis plusieurs décennies au gré d’affrontements militaires particulièrement meurtriers, de plans de partage rejetés et d’accords de paix éphémères.

La région connaît en effet depuis plusieurs siècles des influences et dominations successives. Au début du XXe siècle, alors que la Palestine est sous mandat britannique, des populations juives, persécutées en Europe, s’y installent. Ces mouvements migratoires s’intensifient dans le contexte de la Shoah. Des tensions apparaissent avec les populations locales, et les premiers plans de partage du territoire sont formulés – et contestés – dans les années 1930-1940. C’est le cas notamment du plan de l’ONU de 1947 qui prévoit la création d’un État juif, d’un État arabe et d’une zone internationale.

En 1948, David Ben Gourion proclame l’indépendance de l’État d’Israël. Cette annonce est suivie d’une succession de réactions et d’événements polarisants qui ouvrent la voie à une violence sans limite : la ville de Jérusalem est divisée en deux en 1949, le conflit se régionalise avec l’intervention de la Ligue arabe, des centaines de milliers d’individus sont forcées à l’exil, le Fatah (mouvement de libération de la Palestine) est créé en 1959, la guerre des Six Jours en 1967 permet à Israël d’étendre son contrôle sur la région, la guerre de Kippour en 1973 mêle de nombreuses puissances étrangères au conflit. Les accords de Camp David sont votés en 1978. Ils n’empêchent pas, dix plus tard, le soulèvement des populations palestiniennes contre Israël lors de ce qui sera appelé « la guerre des pierres » ou première intifada (1987-1993). Les accords d’Oslo en 1993 puis en 1995 mettent provisoirement un terme aux hostilités et conduisent à une découpe des territoires palestiniens en zones d’administration. Lors d’un rassemblement pour la paix organisé en novembre 1995 à Tel-Aviv, le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin est assassiné par un juif religieux d’extrême-droite. Le processus de paix s’enlise peu de temps après.

L’idée de construire un mur frontalier émerge du côté israélien durant la seconde intifada. Celle-ci est déclenchée à la suite de la visite du parlementaire israélien Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées/mont du Temple le 28 septembre 2000. Cet événement attise fortement les tensions, dans un contexte où le Hamas, mouvement islamiste palestinien créé en 1987, est de plus en plus belliqueux. L’augmentation des attentats-suicides palestiniens conduit à une puissante riposte militaire d’Israël. Plus de 1000 Israéliens et plus de 3000 Palestiniens sont tués durant la période. L’érection d’un mur le long de la zone tampon entre Israël et la Cisjordanie apparaît de plus en plus légitime pour la population israélienne : il permettra de contrer le terrorisme. En avril 2002, le Conseil des ministres israélien prend la décision de construire un réseau de barrières et de murs. Des terres et des logements sont perquisitionnés et les constructions débutent en juin 2002.

L’ensemble hétérogène et multicouche de murs pleins en béton, de miradors, de barrières grillagées et autres obstacles technologiques n’est toujours pas achevé, plus de quinze ans après les premières constructions. Le dispositif fragmente le territoire en îlots discontinus et enferme de nombreux Palestiniens du mauvais côté du mur. Seuls 15% à 20% de son tracé suivent la ligne-frontière reconnue par la communauté internationale. Une fois terminé, il devrait serpenter la région sur près de 710 kilomètres, soit deux fois la longueur de la ligne verte.

Jugé illégal dans un avis consultatif de la Cour internationale de justice émis en 2004, le mur entre Israël et la Cisjordanie a repoussé la perspective même d’une résolution du conflit. Outil de colonisation pour les uns, outil de sécurité pour les autres, il nourrit le ressentiment des Palestiniens, la peur de la population israélienne et la violence permanente dans la région.

Barrière de séparation contre mur de colonisation : le (no) man's land cisjordanien

par Zoé Barry et Josselyn Guillarmou

La foule est dense, compacte, nerveuse, s’étire sur des centaines de mètres, s’agglutine contre les barreaux en métal du checkpoint de Gilo sur la route d’Hébron qui permet d’entrer au sud de Jérusalem par la ville de Bethléem. Chaque jour, dans l’obscurité bleue-orangée du petit matin, des milliers de Palestiniens travaillant du mauvais côté du mur se bousculent, piétinent et attendent de pouvoir traverser le poste frontalier numéro 300. Plus loin, ils doivent franchir successivement : détecteurs de métaux, tourniquets, fouilles, vérification des empreintes digitales et des permis de travail, des titres de résidence, des autorisations de séjours, des laissez-passer. Afin de contrôler les mobilités dans la région, l’État d’Israël a disséminé quelque 500 barrages permanents et mobiles en Cisjordanie, un dispositif défensif qui normalise l’arbitraire, la peur, l’humiliation et la violence. Et que l’on vive du bon ou du mauvais côté du mur de séparation, la frontière se traverse au quotidien et partout.

Pour Israël, cette stratégie répond à un objectif clair : assurer la sécurité des Israéliens face au terrorisme palestinien. La preuve de sa légitimité ? Le nombre d’attentats commis contre des militaires et des civils israéliens a diminué depuis la construction des parcelles murées à partir de 2002 et l’installation d’obstacles qui morcellent le territoire. Sauf que la réalité est beaucoup plus complexe et étroitement liée aux contextes politique, social et diplomatique particulièrement fragiles dans la région.

Au-delà du mur, d’autres facteurs plus probants permettent d’expliquer un apaisement des relations et la diminution relative des attentats depuis la fin de la seconde intifada. C’est le cas notamment de l’organisation des Palestiniens dans le jeu politique à la suite de la création de l’Autorité palestinienne en 1993, de la coopération de l’État d’Israël avec l’Autorité palestinienne dans le processus de paix, ou de la reconnaissance de l’État de Palestine comme État observateur non-membre de l’ONU en 2011.

Il n’en reste pas moins qu’avec ou sans mur, la situation régionale reste toujours très instable. Depuis quelques années, les enjeux liés à la ville de Jérusalem et aux lieux saints partagés, à la bande de Gaza, et aux colonies israéliennes durcissent les positions respectives. Les années 2015-2016 ont ainsi été marquées par une augmentation des attaques au couteau dirigées contre des soldats israéliens, et entre 2017 et 2018, le Premier ministre d’Israël Benjamin Netanyahu a approuvé la construction de la colonie d’Amichaï et de milliers de logements en territoires occupés. Ces événements nourrissent dès lors un cycle de violences sans fin, de peur, de ressentiment et d’immobilisme.

Dans l’enchevêtrement des raisons du conflit, c’est certainement l’enjeu de la colonisation qui entrave aujourd’hui le dialogue. Et le mur de séparation n’y est pas totalement étranger. Son tracé répond en effet d’un objectif plus officieux : implanter l’État d’Israël le plus durablement possible sur le territoire palestinien. Les barrières qui devaient être temporaires ont permis d’incorporer de nombreuses colonies illégales au territoire israélien, leur conférant de facto un caractère pérenne. Plus de 400 000 personnes se seraient ainsi installées dans près de 150 implantations en Cisjordanie depuis 1967. Ces colonies sont pourtant contraires au droit international et plusieurs résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations Unies les condamnent. La résolution 2334 du 23 décembre 2016 y voit ainsi « un obstacle majeur à la réalisation de la solution des deux États et à l’instauration d’une paix globale, juste et durable ». Et de fait, cette politique d’implantation justifie la ségrégation, l’enclavement de nombreux villages, les entraves à la liberté de circulation, l’expropriation de terres et de logements, et la mise en place d’un système arbitraire de permis permettant d’accéder au territoire israélien.

70 ans après la création de l’État d’Israël, 50 ans après le début de l’occupation des territoires palestiniens et une quinzaine d’années après le début de la construction des murs de séparation, il est difficile d’entrevoir une issue apaisée au conflit tant les enjeux sont complexes et inséparables d’une histoire douloureuse et destructrice. Entre soubresauts de paix et bétonisation des positions, les barrières de séparation toujours en construction en Cisjordanie ont enterré la possibilité d’une solution à deux États. D’autant plus que cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus global d’emmurement de l’État d’Israël à toutes ses frontières (Liban, Golan syrien, Cisjordanie, Jordanie, Égypte et bande de Gaza) qui préfigure une normalisation du mur comme outil frontalier.

Bio

Zoé Barry et Josselyn Guillarmou sont deux jeunes chercheurs associés à l’équipe de recherche sur les frontières et les migrations de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques (UQÀM). Dans le cadre de leurs recherches, ils se sont notamment rendus à la frontière américano-mexicaine ainsi que dans des centres d’accueil pour migrants. Ils travaillent également sur les murs frontaliers avec la professeure Elisabeth Vallet et collaborent avec de grands médias internationaux (The Washington Post, the Economist, Nouveau Projet, Radio-Canada…).

Bibliographie